Deux horloges industrielles, blanches, accrochées côte à côte. Même diamètre, même tic-tac, mêmes chiffres noirs dociles alignés à midi. Elles commencent ensemble — puis, à peine, l’une prend de l’avance, TIC, l’autre retarde, TAC, et le silence de la salle se remplit d’une minuscule dissonance. Le temps qui fait son œuvre.
Félix Gonzalez-Torres a appelé ça:
"Untitled", puis il a rajouté après, juste entre parenthèses, “(Perfect Lovers)”.
Je trouve ça mignon.
Ton oncle, ce gros beauf, dirait sûrement de cette œuvre : “donc on accroche deux horloges à la con au mur et on appelle ça de l’art et ils vendent ça des millions” — et au fond je le comprends un peu
(d’autant qu’une des éditions de l’œuvre vaut vraiment des millions. 2,3 pour être exact. Le capitalisme faisant exactement ce qu’il sait faire de mieux : faire des œuvres de vulgaires véhicules d’investissement — bref, c’est pas le sujet, pardon).
Parce qu’en effet, Untitled (Perfect Lovers), c’est ni plus ni moins que deux horloges réglées à l’identique, et la promesse — fragile — de rester ensemble.
Elles essaient.
Elles y croient.
Et pourtant la fin n’a rien de surprenant, on la connaît tous : elles finiront par se désynchroniser, et un jour même l’une d’elles arrêtera de tourner.
Ici, la vulnérabilité ne tient qu’à une seconde. Un intervalle qui s’ouvre entre deux battements, deux mesures. L’œuvre est d’une cruauté douce : oui, certes, on peut les remettre à l’heure, bien sûr (la légende raconte même que les gardiens du MoMA le font parfois).
Mais l’exactitude n’est que provisoire.
Web based installed of Felix Gonzalez-Torres' Untitled (Perfect Lovers)http://perfectlovers.online
La vérité, c’est la dérive. Et dans cette dérive, je reconnais quelque chose de profondément humain, quelque chose de nos liens. Nous commençons ensemble, nous croyons au simultané, puis la vie nous décale, l’un accélère, l’autre ralentit — une maladie, un désir, un travail, un doute — et soudain nos horloges ne sonnent plus tout à fait la même heure.
Levinas dit que l’amour n’est pas un réglage parfait, mais une exposition au visage de l’autre : se tenir là, désarmé, devant ce qui en lui échappe à mon contrôle.
Untitled (Perfect Lovers) matérialise cela : aimer, c’est consentir à n’avoir aucune prise sur l’horloge de l’autre. Aimer, c’est accepter que son temps ne m’appartienne pas — ni son rythme, ni ses failles. Qu’il y ait de l’irréparable et que, parfois, il suffise juste de “remettre à l’heure”.
L’engagement amoureux, c’est aussi, je crois, l’art de prêter l’oreille à un tic-tac qui n’est pas le mien, et d’ajuster ma respiration sans exiger l’unisson.
C’est reconnaître que ma manière d’aimer peut heurter, que ma peur du manque me pousse des fois à me resserrer quand il faudrait desserrer. Apprendre que se prendre dans les bras n’implique pas de se prendre en otage — même si, soyons honnêtes, on confond souvent les deux.
On a envie de tricher, de tendre la main, de synchroniser les aiguilles, de recoller l’instant où tout coïncide. (On fait souvent ça en amour, non ? On “remet l’heure”, on promet, on jure, on scelle.)
Mais Perfect Lovers me désapprend la magie blanche des réparations totales. Elle m’enseigne une liturgie plus humble : regarder, écouter, admettre le décalage — et quand c’est possible, prendre soin.
La vulnérabilité devient non pas un état, mais une pratique : dire “je ne sais pas”, demander “est-ce que ça te va ?”, répondre “je peux faire autrement”, reconnaître “là, j’ai eu peur”.
Il s’agit de se présenter nu à l’autre — non pas pour être transpercé, mais bien pour être atteint.
Roland Barthes l’a d’ailleurs écrit avec une précision dans Fragments d’un discours amoureux : aimer, c’est attendre. Le décalage, l’asymétrie, le retard — tout ce qui empêche la parfaite coïncidence — constituent l’expérience amoureuse.
Dans Perfect Lovers, le drame n’est pas que les horloges se désynchronisent. Le drame serait qu’elles ne le fassent pas. Qu’elles restent figées dans une simultanéité artificielle, imposée, morte.
L’amour cesse d’être un contrat d’éternité, il devient une promesse à renouveler.
La promesse de laisser l’horloge de l’autre battre sa mesure sans m’y dissoudre, maintenir la mienne sans m’y retrancher, apprendre à vivre entre ces deux battements ? Alors la fidélité n’est plus l’égalité parfaite des secondes, mais la patience des mains qui, parfois, recalibrent, parfois, laissent filer les aiguilles — lesdites aiguilles qui, de toute façon, continuent de regarder dans le même sens.
Je crois que ce que la vie m’a appris, c’est que l’amour, qu’il soit romantique ou non, à deux ou à dix, n’a pas besoin de contrôle, mais il a besoin d’attention, de gestes simples et de phrases claires. Qu’il a besoin de vulnérabilité comme d’un pouls.
Et, tant que nos secondes se parlent encore, rester là — alliés, amants, amis — devant le mur blanc où deux aiguilles cherchent, sans garantie, une manière douce de se tenir ensemble.
(j'en ai peut-être fait un peu trop sur cette dernière phrase, non? )
